WÛTREM
Le novice se trouvait suspendu au-dessus d'un vide absolu, loin du sol d'Eöra, qu'il peina à reconnaître tant sa face s'était métamorphosée. En lieu et place des vallées rieuses et des sombres forêts, Gurdennör voyait des sommets acérés recouverts de neiges éternelles. Dans cette immensité glacée, la vie semblait avoir disparu à jamais, comme si Slyiis l'impétueux dieu des vents régnant sur les contrées hyperboréales, en était devenu le maître absolu. En face, se trouvait Wûtrem, l'inquiétante planète sœur, tournoyant au loin dans l'éther. La planète, que l'on discernait au coucher du soleil, était absurdement grosse, prête à collisionner Eöra, et prenait d'extraordinaires teintes violacées qui auraient sans doute émerveillé Gurdennör, s'il ne s'était pas trouvé en aussi fâcheuse posture. Autour de Wûtrem, Jurma, la lune où les morts reposaient, d'ordinaire grisâtre et blafarde, se paraît de teintes cramoisies et semblait papillonner devant la sphère géante.
Que faisait-il là ? Était-ce cela la mort ? A moins qu'il ne soit en train de rêver. Pourtant tous ses sens lui criaient qu'il était bien éveillé, flottant dans le froid de l'espace et respirant sans que l'on ne sache comment.
C'est alors qu'il vit les chauves-souris. En fait ce n'étaient pas des chauves-souris, mais des créatures plus grandes et plus maigres qui folâtraient dans l'éther. Leurs ailes noirâtres battaient au rythme d'une musique sourde et alanguie. Des pulsations, d'une lenteur infinie, semblaient ralentir le temps et plonger le jeune mage dans une torpeur proche de l'hypnose. Gurdennör eut le sentiment que les vibrations provenaient de l'intérieur même de Wûtrem, comme le pouls infernal d'une créature oubliée dans les vestiges du temps. Plus il s'endormait et plus il essayait de se raccrocher au monde des vivants, essayant de s'extirper de cette léthargie mortelle. Puis les grandes chauves-souris s'avancèrent vers lui, en papillonnant gracieusement. C'était un incessant ballet d'ailes virtuoses qui pirouettaient, le caressant comme pour mieux le plonger dans un éternel sommeil.
La danse funeste sembla s'étirer dans ce temps où tout était ralenti, jusqu'à ce que les grandes chauves-souris décident de s'agripper furieusement à lui. Le ballet cessa et la mélopée laissa place à la frénésie. Gurdennör tenta de se dégager, mais ses membres gourds ne lui répondaient plus. Il sentit qu'il se déplaçait alors, persuadé qu'on l'emmenait vers Wûtrem dont les rythmes devenaient à chaque instant plus pesants et profonds. Pour la première fois, il regarda la face des chauve-souris et ce qu'il vit le plongea dans une terreur infantile. Les visages des êtres qui s'accrochaient à lui, n'étaient pas ceux des chauves-souris, mais les figures de personnes disparues. Il vit ainsi Aube de l'Espiée, celle qu'il considérait comme sa mère, en face de lui. Mais sa tête semblait folle, tournoyant sur elle-même et pourvue d'un rire dément. Chaque fois que le visage réapparaissait, c'était une autre Aube qui lui faisait face, beaucoup plus jeune ou au contraire, proche de la mort. Dans son esprit, Gurdennör croyait entendre sa voix l'incitant à venir sur les paradis de Wûtrem. Mais le novice, malgré l'amour filial qu'il portait à Aube, demeurait irrésolu et terrifié.
Au comble de l'angoisse, Gurdennör décida de faire appel à la magie des dieux, une science qu'il ne maîtrisait que par ses principes. De plus, il n’ignorait pas que si la magie se révélait inopérante, il ne pourrait alors plus rien espérer. Son père le lui avait toujours affirmé : la nature est puissante quand elle est bénie des dieux et il convient de ne point s'abuser lorsque l'on évoque les esprits contre elle. Jamais elle ne laisse le temps d'une seconde chance. Il fallait donc appeler un esprit plus fort, plus ancien et plus colérique encore. Mais lequel ? Le novice connaissait certes quelques formules incantatoires, mais il n'avait jamais tenté de s'en servir. Devait-il demander à Vag-Dar, le dieu des autres dieux ? Pourtant, il ne servait à rien d'invoquer le soleil, tout au plus les libations et autres sacrifices servaient à le remercier. Il songea aussi à Svlytane, la déesse régnant sur les forêts : après tout, elle était la créatrice des arbres et de toutes les plantes vivantes, de la modeste campanule jusqu'au chêne royal. Puis il se ravisa, Svlytane gardait peut-être de la rancœur vis à vis des hommes qui abattaient ses rejetons pour construire cabanes, digues et ponts. A partir du moment où il foulait le sol moussu, l'homme devenait un ennemi de la flore. Assymbal, le dieu des mers étant fort loin et Slyiis, le dieu des vents, plus qu'impétueux et imprévisible, Gurdennör pensa à Telvür, dieu et esprit de la Terre, pourfendeur des roches et habile sillonneur des sols. Mais Telvür avait la réputation d'être irascible et parfois même, ennemi des hommes, lorsque le sol tremblait. Pourtant dans un souffle à peine audible, car son corps commençait à fatiguer, Gurdennör se décida à l'appeler dans le Haut-Langage, afin de lui proclamer allégeance :
— Ô grand Telvür ! Pourfendeur des roches, infatigable sillonneur des sols et des montagnes, laisse-moi invoquer ta toute puissance pour te demander secours. Je suis prisonnier des champignons maléfiques : toi seul peut me délivrer de ce sortilège. Viens-moi en aide, au nom de l’amitié des hommes que tu portes en ton cœur, et fais de moi ton héraut. J'honorerai ma dette envers toi, je le jure au nom de Vag-Dar ainsi qu’à celui de mon père, le bien nommé Xelehrûn, fils du connétable d'Esclun-Tallend, mémoire des Intermondeset gardien de la Guilde des thaumaturges. Qu'il en soit ainsi et pas autrement !