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La nuit, il rampe

 

 

 

            Lorsqu’il se présenta au roi, Manterre, qui n’était pas mauvais homme, annonça qu’il venait à titre gracieux, non pour lui-même mais pour sa voisine, une jeune veuve dans le plus grand des désarrois. Il commença ainsi son récit :

" Majesté, j’ai le regret de venir ternir votre journée d’une histoire effroyable qui est arrivée non loin de chez moi. Depuis, je ne dors plus et je souhaite que ce récit s’efface à jamais de mon esprit. Malheureusement, dès que celui-ci s’égare, le récit de ma voisine resurgit et me torture, comme si j’avais une quelconque culpabilité dans cette histoire. Je tiens à vous affirmer que je suis sain d’esprit, le bourgmestre de la Basse-Ville pourrait en attester, et qu’il en va de même pour ma voisine Fredine  Galieu. La pauvre dame, croit devenir folle, et de fait je l’ai sauvée la nuit dernière, alors qu’elle tentait de se jeter dans les eaux profondes près des quais. Elle hurlait que l’on avait arraché à la vie  tous ceux qu’elle aimait, son mari, ses enfants et que plus rien ne la retenait dans ce monde. 

Une fois que je l’eus sauvée, je la raccompagnai à son domicile, tout près de chez moi dans la rue des giletiers. Elle était bonnetière, ainsi que son mari, et les Galieu étaient les parents d’une famille de sept enfants.  Je puis vous l’assurer, majesté : c’était une famille unie et croyante. Jamais l’on n’entendit de cris dans cette maison, hormis ceux des nuits précédentes, les plus effroyables qu’il me fut donné d’ouïr. 

                    Tout commença, il y a cinq nuits. Madame Galieu me contait qu’elle avait couché ses sept enfants, comme elle le faisait chaque soir. La nuit était déjà fort avancée quand l’un de ses enfants, le plus jeune, hurla. Je dois vous dire que les sept enfants dormaient dans la même chambre, une pièce où il y avait un lit pour les trois plus grands - ce détail a son importance - et des paillasses pour les plus jeunes. Tous étaient sevrés et madame Galieu attendait un heureux événement, ce qui supposait que les plus petits ne partageaient pas la chambre des époux.

Cette nuit, le plus jeune des enfants avait hurlé. C’était un enfant de moins de quatre ans, fort calme comme tous ceux de cette famille et peu sujet aux cauchemars. Lorsque sa mère vint sur les lieux : il lui déclara qu’il avait vu le croque-mitaine, sous le lit de ses trois grands frères et sœurs. La créature avait des yeux orangés et elle avait tenté de le saisir au tibia. Bien entendu, madame Galieu ne le crut pas immédiatement mais lorsqu’elle vit que l’enfant présentait une trace de brûlure sur le mollet droit, elle s’empressa de réveiller son mari afin qu’il regardât sous le lit. Puis elle soigna l’enfant de sa vilaine plaie. Bien entendu, rien ne fut visible sous le lit, et les deux parents en conclurent que l’enfant s’était blessé dans le courant de la journée, et qu’il avait fait un cauchemar, la mauvaise blessure s’étant infectée.

                     La nuit suivante, l’enfant dormit avec ses parents et rien ne se passa. Aucun croque-mitaine ne vint, et chacun put sommeiller comme à l’accoutumée. La troisième nuit, l’enfant retourna dans sa chambre et alors que les parents dormaient profondément, des hurlements eurent de nouveau lieu. Le père Galieu, qui était un homme de faible constitution, se leva et courut en direction de la chambre des enfants, qui n’était pas loin. Mais lorsqu’il tenta d’ouvrir la porte, la chevillette resta bloquée et il ne put rien faire tant le bois était solide. Il entendit d’horribles hurlements et seulement lorsque les cris se turent, la poignée tourna toute seule et la porte s’entrouvrit dans un atroce grincement. Le plus abominable des spectacles attendait le père Galieu, rejoint par son épouse dont la grossesse devenait douloureuse. Les quatre enfants qui dormaient sur des paillasses étaient bien vivants mais en lieu et place du lit un trou béant était apparu comme si quelque créature infernale avait aspiré les trois plus grands par le dessous !

                    A la suite de cet événement, la famille demeura prostrée toute la journée. Lorsqu’on interrogea les enfants, seul le plus jeune parla et raconta que, pareillement à la nuit précédente, il avait vu les terribles yeux de la créature sous le lit : elle s’était adressée à lui d’une voix douce et lui avait demandé si « il ne voulait pas venir jouer avec lui sous le lit ». L’enfant, trop effrayé pour hurler, avait fait non de la tête et s’était recouché. Mais il ne pouvait quitter des yeux la créature abominable qui le fixait toujours. Puis, la créature recommença à parler : elle lui demanda si les enfants qui étaient sur le lit accepteraient de jouer avec lui. Devant le silence de l’enfant, les yeux de la créature se détournèrent et dans un sifflement, il entendit dire que « si personne ne veut jouer avec moi, alors je vais choisir ». 

                    Puis tout se déclencha : l’enfant vit une lumière sous le lit qui brûlait et déchirait le sommier et le matelas. Et un trou s’ouvrit. Alors les trois enfants tombèrent au milieu du lit, comme aspirés par des sables mouvants ; ils hurlèrent tant qu’ils purent mais rien n’y fit, ils s’enfonçaient toujours. Ils entendirent les vains coups de leur père sur la porte et les plus jeunes assistèrent impuissants à la disparition de leurs aînés dans une souffrance indescriptible. Puis tout devint silencieux et l’homme put enfin ouvrir la porte. La mère Galieu qui n’avait guère confiance dans la force de son pauvre mari, lui demanda s’il ne pouvait pas demander à un de leurs amis, un costaud qui déchargeait à quai les navires, de venir l’assister.

                   Bien que la demande lui parût curieuse, le costaud, qui répondait au sobriquet de Marliesse, accepta de dormir la nuit suivante dans la chambre des enfants avec monsieur Galieu. Après maintes hésitations, ils convinrent de garder les enfants auprès d’eux. Les deux hommes s’étaient armés de couteaux et Marliesse avait emmené une énorme barre de fer : ils étaient décidés à appréhender et broyer le criminel.

                 La quatrième nuit fut calme, jusqu’à cette cinquième nuit de terreur qui restera à jamais gravée dans mes souvenirs.

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