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La fuite

 

 

Jaand sait que nous avons libéré l'Aenda. Il est à notre poursuite, il va nous rattraper et nous châtier, car grand sera son courroux. Retournons sur nos pas et invoquons sa clémence, implora Ijji.

— Non, Ijji, rétorqua la jeune fille avec fermeté. Si nous commettons cette erreur, nous serons quand même pris et l'Aenda sera occis. L’Arche-Pont ne devrait plus être très loin.

         A ce nom, Gurdennör sursauta. 

— Tu nous conduis vers ce lieu légendaire et maudit, l’Arche-Pont ! s'exclama-t-il. Mais qu'allons-nous y faire ?

— Le traverser, évidemment ! Es-tu stupide jeune Aenda ? Ensuite, nous t’aiderons à entrer dans la caverne sans fin de Sollur, répondit Aijia sans ciller.

— Mais c'est impossible, nul n'en est jamais revenu, si ce n’est la sorcière qui envoûta Fealliora. D'après mon père, c'est le repère d'un mal ancien, celui que vous avez appelé le gardien, rappela Gurdennör, qui espérait ainsi montrer sa connaissance des légendes et des cartes du pays.

— Nous le savons, confirma Aijia. Mais tel est notre destin de t'accompagner jusqu'à la caverne après l'Arche-Pont. Ensuite nous retrouverons les nôtres et nous recevrons un juste châtiment, mais le devoir envers nos parents bien-aimés sera accompli. Allons maintenant, car Jaand approche et il ne vient pas seul.

 

           Le groupe continua sa marche vers le nord-est, traversant marécages et cours d'eaux, utilisant les lianes pour avancer plus vite. Seul le cerf se déplaçait avec grâce dans ce remugle.  Après bien des heures de marche, la verte lumière de la forêt s'assombrit brutalement ainsi que la lune elle-même. Les espèces luxuriantes devinrent rabougries et noueuses pareilles à de vieilles mains. Des buissons noirâtres et sans feuilles succédèrent à des arbres brûlés et le sol craquait comme la braise ardente. 

          Au fur et à mesure qu'ils progressaient, un spectacle cauchemardesque s'offrait à eux. Bientôt les arbres rabougris et noirâtres laissèrent place à une forêt vitrifiée. Tout devenait luisant et les formes miroitaient la lune blafarde, Jurma. Etonné par ce spectacle, Gurdennör s'avança vers une forme dressée auprès d'un arbre. Elle luisait d’un éclat maléfique, mais le jeune mage se sentait inexplicablement attiré par elle. 

         Gurdennör s'approcha de l'arbuste vitrifié et s’aperçut avec horreur que la forme à côté était celle d'un guerrier. Son visage déformé n'exprimait rien d'autre que la terreur. Epouvanté, Gurdennör recula et se heurta à une autre forme vitrifiée. Lorsqu’il la regarda, il croisa les yeux d'un être hideux, mi-homme, mi- porc, au regard chassieux et à la bouche ouverte sur d’ignobles crocs irréguliers. Le jeune mage manqua de tomber et en se redressant, il vit autour de lui, les corps enchevêtrés et vitrifiés de combattants humains avec leurs montures, d’Ayedi armés de glaives courts et de monstres inconnus ou semblables à celui qu’il avait heurté. Des combattants par milliers se trouvaient là, à perte de vue, emprisonnés par un sort qui excédait tous les pouvoirs que le jeune mage connaissait. Se retournant, il croisa le regard étrangement calme d’Aijia. 

 

— C'est là le lieu d'une terrible et ancienne bataille à laquelle Xelehrûn a pris part je crois, affirma Aijia.

 

           Gurdennör ne sut que dire, mais immédiatement les vieux contes de Xelehrûn lui revinrent à l'esprit : « l'ancienne guerre, la bataille des mille ans, celle qui a vu la défaite du démon Azril, le gardien à jamais enfermé derrière les falaises de Sollur. Et la lumière bleue vitrifiant les guerriers pour l'éternité... La lutte contre le mal absolu et le sort jeté par le démon avant d'être emmuré ... la perte de la mémoire et de l'histoire de notre peuple... » Et voici que Gurdennör se trouvait, immobile comme prisonnier de ses cauchemars, au milieu de cet écœurant concert de visages saisis par l'horreur, ombres derrière un funeste miroir bleuté. 

       

           Ce fut Aijia à la voix flûtée qui tira Gurdennör de son état léthargique, mais c'était pour mieux avancer dans l'horreur. Lorsqu’ils eurent traversé l’immense champ de bataille où des milliers d’âmes avaient péri, ils levèrent la tête et virent dans la nuit glacée que le ciel était pour moitié obscurci par la masse sombre de l'effroyable falaise de Sollur, un roc de plusieurs milliers de toises de haut, tellement haut qu'on ne pouvait en voir le sommet. C’était une immense façade surmontée de pics acérés et infranchissable d'Est en Ouest et de haut en bas, elle aussi née de l'affrontement ultime entre les forces du Bien et du Mal.

 

         C’était dans cette falaise que se cachait la caverne sans fin, invisible aux yeux des hommes, derrière laquelle la bête était emmurée. Mais pouvait-elle mourir ? Xelehrûn lui avait un jour prédit : « le démon, tu peux l’occire, mais simplement en ce lieu et en ce temps présent, car nul ne peut le détruire à moins d'être soi-même hors du temps, pareillement au peintre contemplant son œuvre à l'extérieur du tableau ». 

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